Paysage perdu. De l’enfant à l’écrivain

Joyce Carol Oates

traduit de l’anglais par Claude Seban

Éditions Philippe Rey, 2017

 

« Comment pourrais-je oublier Joyce ? »

 

La romancière américaine qui, à presque 80 ans, a publié une centaine de livres, se méfie de l’autobiographie, de ses illusions et de ses mensonges, comme elle l’explique dans la très suggestive postface de son memoir, comme on dit en anglais : « L’illusion la plus immédiate des souvenirs autobiographiques est que, partant d’un point de vue postérieur dans le temps, ils cherchent à envelopper les menus détails de la vie d’une atmosphère cohérente ; cela fait de l’auteur, involontairement peut-être, une sorte de "personnage" de roman. Mais nos vies ne sont pas des romans, et les raconter comme des récits revient à les déformer. » C’est donc sous forme d’éclats qu’elle a choisi de présenter ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse, en s’interrogeant sur les processus qui l’ont fait devenir écrivain, comme la lecture d’Alice au pays des merveilles à 9 ans, la carte de la bibliothèque où elle accompagnait sa grand-mère paternelle Blanche, grande lectrice elle aussi et qui lui offrait des livres à Noël et pour ses anniversaires. C’est d’elle aussi qu’elle a reçu sa première machine à écrire, une Remington qui aurait aujourd’hui sa place dans un musée.

Elle s’oppose à l’injonction rousseauiste de « tout dire », fondatrice du projet autobiographique de celui qu’on considère comme l’inventeur de ce genre. Pour elle au contraire, « le premier principe pour écrire des souvenirs est la "synecdoque". Une partie symbolique est choisie pour représenter le tout. Le lecteur ne doit pas s’attendre à la révélation entière d’une vie, mais doit comprendre que, comme les œuvres de fiction et de poésie, ce genre de récit doit être extrêmement sélectif. » Pour parler de tous les animaux qu’elle a aimés dans sa petite enfance, elle choisit donc « Heureux le poulet, 1942-1944 », en lui donnant même la parole et en faisant d’elle un personnage à la troisième personne dans le récit à la première personne du gallinacé. Enfant, elle se refuse à faire le lien avec « quelque chose de blanchâtre, sans peau et sans tête, mijotant dans une grande casserole sur la cuisinière, des globules de graisse jaunâtre bouillonnant à la surface ». Puisque « nos souvenirs sont ce qu’il reste sur un mur après qu’il a été lessivé », elle s’attache dans ce livre dédié à son frère et « à la mémoire de ceux qui ont disparu », au fil des différents chapitres, à des scènes et à des impressions, à la lumière des phares des voitures qu’elle allait guetter la nuit sur la route près de la ferme de Millersport (État de New York), quand elle ne dormait pas.

Elle a mis beaucoup de temps pour composer ce livre, issu de différents articles de commande qu’elle a écrits tout au long de sa carrière et qu’elle a regroupés ici en différents chapitres, après les avoir retravaillés. « Au commencement, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance. » Cet incipit pourrait laisser attendre un livre mélancolique, et pourtant c’est une enfance heureuse qui est racontée ici, avec une gratitude infinie pour ses parents qui lui ont transmis « le goût d’être active, au travail », sans doute un des socles de son activité d’écrivain. Mais le chagrin guette, même s’il est tu par les parents : douleur de la mère d’avoir été abandonnée par sa propre mère et confiée à sa tante Léna, suicide du père de sa grand-mère Blanche sous les yeux de la petite fille qu’elle était alors, « taquineries » subies à l’école à classe unique (on ne parle pas encore de harcèlement) de la part des garçons plus âgés, Lynn Ann, sa sœur cadette, née le jour de ses 18 ans, et dont les parents lui demandent de choisir le prénom. Atteinte d’autisme, elle est au cœur du chapitre le plus bouleversant du livre, « La sœur perdue : une élégie ». Un voisin alcoolique qui bat sa femme et ses enfants, met le feu à sa ferme. Sa fille Helen Judd est victime d’abus sexuels de la part de son père, qui aurait pu tout aussi bien s’en prendre à elle : « Un jour, je vis par hasard M. Judd en train d’uriner au bord de la route. Il était peut-être ivre ou, en tout cas, il avait bu, car il revenait à pied d’une taverne de Transit Road. Plus tard, je confondrais ce jet d’urine avec les gerbes de pétrole dont il avait arrosé sa maison avant d’y mettre le feu avec une simple allumette. Dans un cas, j’avais vu, dans l’autre je dus imaginer. Joycie Oates, viens là ! C’est ton nom, hé ?… Joycie ? » Toute cette violence a sous doute infusé dans l’écrivain pour rejaillir dans ses romans.

Dans le chapitre « Un mystère inexpliqué : l’amie perdue », elle évoque le suicide à 18 ans de son amie Cynthia, d’une intelligence brillante, et souffrant d’une déformation de la colonne vertébrale qui lui donnait le sentiment d’être monstrueuse : « Je m’efforçai de convaincre Cynthia qu’elle se trompait sur son compte et qu’il ne fallait pas qu’elle se juge de cette façon. Et elle répondit, d’un ton lourd de sarcasme : "Tu échangerais ta place contre la mienne, alors ?" Cette possibilité me remplit d’angoisse. Bien sûr que non ! Non.

"Je… j’échangerais ma place contre la tienne… bien sûr. Ta vie, tes parents… tes talents musicaux… — Mais il faudrait que tu sois dans mon corps. Qu’est-ce que tu dis de ça ?" » Le malaise est immense pour la jeune fille d’être accueillie dans cette famille très aisée, dont le père médecin la torture dans la conversation, sur sa propre famille et le métier de son père. La violence à l’œuvre dans les romans est déjà dans la vie : « Quelque temps après sa mort, j’apprendrais que Cynthia avait avalé un produit chimique corrosif, pris dans son labo de chimie, et semblable par ses propriétés à un puissant détersif du genre Drano. Voilà, j’ai enfin tapé ce mot, au bout de cinquante-sept ans : Drano. »

Ce qui domine pourtant, c’est une lumière très douce, dans l’hommage final rendu à Frederic et Carolina Oates, mais aussi dans les quelques photos : « Nous portons nos jeunes parents en nous, tellement plus vivants que tout souvenir que nous avons de nous-mêmes dans notre petite enfance. Nous portons nos jeunes parents en nous toute notre vie. » À sa mère qui perd la mémoire, son frère rappelle qu’il est venu avec sa fille : « "C’est ta fille Joyce, maman. Tu te souviens de Joyce." Et notre mère sourit et répondit ces mots qui me hantent toujours : "Comment pourrais-je oublier Joyce ?" »

Adossée à cet amour qui l’a construite, l’auteur peut écrire : « Nous sommes jeunes si longtemps, semble-t-il. Des vies entières. » Car elle a tous les âges dans ce beau livre qui rassemble des instants épars et qu’elle a mis une vingtaine d’années à écrire avec une pudeur, une intelligence et des bonheurs d’écriture dans la formulation de la perte qui forcent l’admiration et procurent au lecteur une émotion intacte.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 39